Un article de Jean-Michel Cornu, Directeur Scientifique de la Fondation Internet Nouvelle Génération.
Les sciences cognitives cherchent à décomposer le fonctionnement de notre psychisme en fonctions cognitives telles que la perception ou encore la mémorisation. Les travaux qui se sont aidées tout d’abord de l’étude des pathologies puis de l’imagerie cérébrale, montrent qu’entre le phénomène à observer et la façon dont nous nous en souvenons, il existe plusieurs étapes qui reconstruisent notre réalité interne.
Au départ il y a un phénomène que l’on peut considérer comme objectif [1]. Ensuite vient le traitement des données sensitives qui s’effectue suivant trois étapes [2] : sensation perçue, perception et représentation cognitive. En parallèle ces informations sont stockées dans différentes mémoires à long terme : les mémoires perceptives, la mémoire sémantique et la mémoire épisodique (cette décomposition est à la base du modèle SPI du psychologue Endel Tulving [3]).
Nous pouvons réactiver des éléments de notre mémoire à long terme en y ajoutant des informations nouvelle dans notre mémoire de travail. Enfin, la répétition des mêmes gestes nous permet, sans nécessiter notre conscience, de mémoriser des savoir-faire dans notre mémoire procédurale.
L’étape sensitive
La sensation perçue constitue une première étape. Elle dépend de nos organes des sens qui varient d’une espèce à l’autre. Nous percevons par nos yeux une gamme de fréquences « visibles » différente de certains animaux. De même, certaines espèces, entendent les ultrasons ou les infrasons. De plus, la construction même de nos sens réduit notre perception du phénomène : nous ne pouvons voir directement qu’un seul point de vue à la fois d’un même objet en fonction de notre angle de vue. La première modification s’opère donc dès l’acquisition par nos sens.
Exemple : la sensation indispensable à la pensée ?
Hilary Putnam [4] a proposé en 1981 une expérience de pensée où un cerveau dans une cuve est branché sur un pantin disposant de sensations avec l’extérieur ou même à un ordinateur qui créerait ces sensations de toute pièce pour permettre au cerveau de créer une perception. Cette expérience est une autre façon de se poser le problème de Molyneux : que pourrait voir un aveugle de naissance à qui l’on redonnerait la vue ? Pourrait-il interpréter les informations visuelles qu’il recevrait ? Par exemple, saurait-t-il distinguer la forme d’un cube ou d’une sphère qu’il n’aurait connu jusqu’à ce moment que par l’expérience du toucher ? Encore aujourd’hui, cette question qui a fait couler beaucoup d’encre n’est pas tranchée.
Pour en savoir plus : le constructionisme
Si l’intelligence, la cognition ne reposaient pas sur un esprit passif interagissant avec le monde extérieur via les intermédiaires du corps et des sens, mais si au contraire elles étaient le produit d’un organisme en constante interaction avec l’environnement, alors les vieux modèles de l’éducation, qui repose sur la « transmission du savoir », c’est-à-dire sur l’idée d’implanter des connaissances dans des esprits vierges, apparaîtraient comme dépassés. D’où l’intérêt de certains chercheurs, notamment au MIT, pour le constructionisme : l’idée que l’on apprend quelque chose en manipulant et en construisant, non en assimilant de manière purement intellectuelle.
Selon Mitchel Resnick, « les gens n’ont pas d’idées ; ils les fabriquent ». Les « constructionistes cherchent donc à élaborer des jeux de constructions, « réels ou virtuels » permettant à ceux qui les utilisent, les enfants bien sûr mais pas eux seuls, d’apprendre par ce biais différents domaines. Squeak Etoys, un langage de programmation intégré au XO, (anciennement nommé le « PC à 100 dollars » dédié aux enfants des pays en voie de développement) est un exemple de système constructioniste. Il en est de même pour Lego Mindstorms, issu directement des travaux de Resnick, ou de Starlogo, une autre création du même chercheur. L’idée de base de Starlogo est que les thèses de la complexité sont trop « compliquées », pour pouvoir être intellectuellement apprises. Il fallait permettre au gens de pouvoir « toucher » les phénomènes complexes, les manipuler, et c’est précisément l’ambition de Starlogo.
L’étape de la perception et les mémoires perceptives
La perception se distingue de la sensation par une première construction mentale. Par exemple, lorsque nous observons le ciel, si nos yeux voient des étoiles, nos neurones regroupent automatiquement les étoiles les plus proches et distinguent les formes simples (droites, carrés…). C’est cette étape qui nous permet de distinguer des constellations (auxquelles l’étape suivante attribuera une signification). La loi de proximité nous fait rassembler les objets proches (des étoiles en une même constellation) et le repérage des formes simples (lignes, cercles, carrés, rectangles…) leur donne une structure.
La Gestalpsychologie
La gestaltpsychologie est née en Allemagne dans les années 1920 avec des personnes telles que Wolfgang Köhler. Elle s’est intéressée tout particulièrement au repérage des formes perçues (proche du traitement de l’image que nous connaissons en informatique). Elle a permis de montrer que dans la phase perceptive où il s’agit de reconnaître des objets, la forme générale prime sur le détail des éléments qui la composent. Ceci est bien illustré par ce petit texte qui a circulé sur l’internet en 2006 :
* « Sleon une édtue de l’uvinertisé de Cmabrigde, l’odrre des ltteers dans un mot n’a pas d’ipmorptncae, la suele coshe ipmrotnate est que la pmeirère et la drenèire soeint à la bnnoe pclae »
Les trois étapes de la vision de David Marr
Par ailleurs, en ce qui concerne la reconnaissance de la forme des objets et de la distance entre eux, David Marr [5] a montré que notre vision se déroule en trois temps :
1. Tout d’abord nous faisons une première ébauche primaire (« primal sketch ») en deux dimensions et sous forme de niveau de luminance, ce qui nous permet de distinguer les contours. Comme nous n’avons pas besoin d’identifier tous les objets qui se trouvent dans notre champ de vision, nous nous contentons le plus souvent de ce premier niveau de vision.
2. Si nous percevons une voiture qui se déplace vers nous, par exemple, nous allons alors passer au second niveau de notre vision que David Marr nomme 2D1/2 (deux dimensions et demie). Nous évaluons alors la distance d’un objet par rapport à nous même.
3. Une troisième étape (3D) permet de situer l’objet et de comprendre sa forme globale indépendamment de la position de l’observateur. Lorsque la voiture passe près de nous, nous percevons parfaitement sa position, sa forme globale, sa longueur…
David Marr a fondé les neurosciences computationnelles qui cherchent à comprendre la mise en œuvre des fonctions cognitives par l’étude de l’activité neuronale.
Après avoir subi cette deuxième transformation, ces informations sont stockées dans nos différentes mémoires perceptives (une pour chaque sens), situées dans les cortex sensoriels.
L’étape cognitive et la mémoire sémantique
La troisième étape du traitement des données perçues consiste à en construire une représentation. Nous donnons à cette étape une interprétation aux données perçues. Pour reprendre l’exemple des étoiles dont l’étape perceptive a permis de regrouper certaines sous la forme d’une constellation, nous allons leur associer des noms qui dépendront fortement de notre culture.
Cette représentation est une nouvelle modification de l’objet perçu. Elle est influencée par notre culture mais aussi par nos émotions qui sont elles-mêmes reliées à notre état somatique (qui ne comporte que des aspects organiques. Contrairement à Cannon et Bard qui considèrent que la peur, par exemple, provoque une accélération du rythme cardiaque, William James, repris par Antonio Damasio, propose une nouvelle vision où c’est l’accélération du rythme cardiaque qui provoque la sensation de peur. Bien que ce point fasse actuellement débat, certains travaux cherchent à montrer qu’en supprimant l’état somatique associé, on peut faire disparaître une émotion ou une peur, et donc mieux maîtriser nos représentations [6]).
En savoir plus : l’intelligence sans représentation
Le roboticien Rodney Brooks va plus loin dans la critique du modèle cognitiviste classique en se faisant le promoteur du concept de « l’intelligence sans représentation ». La plupart des modèles de sciences cognitives postulent que le sujet (être vivant ou machine) se construit un modèle du monde à partir duquel il va réfléchir et prendre des décisions. Pour Brooks, cette étape du traitement de l’information est inutile ; il n’a pas besoin du modèle du monde, car « le monde est à lui-même son meilleur modèle ». Brooks envisage de créer des robots qui seraient en fait composés d’une architecture de modules en compétition, chacun d’entre eux spécialisé dans un type d’action donner : marcher, courir, prendre, manger, etc. La « représentation du monde » n’est stockée dans aucun de ces modules.
Après cette troisième étape de modification, l’information est stockée dans la mémoire sémantique. Nous y conservons les connaissances générales et abstraites et notamment le sens des mots. Cette mémoire ne dépend plus du sens utilisé au départ. La localisation exacte de la mémoire sémantique dans le cerveau, les conditions de sa formation et ses liens avec la mémoire épisodique (voir partie suivante) fait encore l’objet de larges débats.
A retenir : plusieurs étapes entre un phénomène et la représentation que l’on s’en fait
1. Mes sens me donnent une sensation perçue d’un objet, par exemple un groupe d’étoiles.
2. Je perçois ensuite ces étoiles différentes comme un ensemble unique en les regroupant suivant leur proximité et les formes simples qu’elles constituent.
3. Ces informations sont conservées dans la mémoire perceptive (une pour chaque sens)
4. Je transforme encore ces informations en fonction de ma culture et de mes émotions pour m’en faire une représentation. Je reconnais alors la constellation du Lion.
5. Ces informations sont placées dans la mémoire sémantique
La mémoire épisodique
Nous avons un troisième type de mémoire, la mémoire épisodique qui conserve les souvenirs des événements uniques (cet été là sur la plage…). Cette mémoire semble dépendre de l’hippocampe, situé dans le système limbique de notre cerveau, où se joue différents aspects qui influencent notre comportement : peur, agressivité, plaisir…. Plus précisément, de nombreux scientifiques pensent que les souvenirs restent conservés dans les mémoires perceptives et sémantique du cortex et que l’hippocampe permet juste de tisser des relations entre des souvenirs différents. Pour donner une comparaison, l’hippocampe serait un peu l’index de nos souvenirs.
L’hippocampe des chauffeurs de taxi de Londres
Eleanor Maguire de l’University College de Londres s’est intéressée aux chauffeurs de taxi de la capitale britannique [7] ou plus précisément à la face postérieure de leur hippocampe. Cette partie est incroyablement surdéveloppée et semble aller de paire avec la capacité des chauffeurs de taxis de relier les lieux entre eux grâce à une cartographie mentale. Plus ils ont de l’expérience et plus la face postérieure de leur hippocampe est développée.
Cette étude, qui pourrait laisser croire simplement que le cerveau des chauffeurs de taxis est plus développé que celui du commun des mortels (Eleanor Maguire a reçu d’ailleurs le prix Ig Nobel 2003 de médecine pour ses travaux [8]), apporte deux enseignements bien plus profonds : tout d’abord, la plasticité du cerveau se révèle plus extraordinaire qu’on ne le croyait, ce qui montre encore plus l’importance de la pratique et de l’entraînement. De plus, nous commençons à comprendre la faculté de construire des cartes mentales à deux dimensions. Cette capacité est très différente de celle qui nous permet d’enchaîner des concepts les uns après les autres et qui fonde notre intelligence habituelle. De nombreux domaines sont mal adaptés à une intelligence séquentielle (à une dimension) et nécessitent une intelligence à deux dimensions (capacité de construire des cartographies mentales) ou même multidimensionnelle (comme nous aide à le faire le numérique) : s’orienter dans un labyrinthe, suivre simultanément deux aspects qui interagissent entre eux (convergence d’intérêts, empathie, carré sémiotique…)
A force de répétition, certains souvenirs épisodiques perdent progressivement leur composante contextuelle pour devenir des souvenirs génériques. Ce phénomène est appelé « sémantisation ». Lorsqu’on revit un ancien événement, la mémoire épisodique recrée alors des informations dans les mémoires sensorielles. On parle alors de « reviviscence ». On obtient une consolidation qui stabilise les traces dans la mémoire.
Normalement, tout apprentissage un peu complexe nécessite une répétition. Par exemple, pour la mémoire épisodique, si nous ne nous rappelons pas régulièrement certains souvenirs, ils ont tendance à s’effacer.
Mais lorsqu’il y a une charge émotionnelle forte, la mémorisation se fait instantanément. Ainsi, la plupart des gens sont sans doute capable de se souvenir exactement de ce qu’ils faisaient le 11 septembre 2001 au moment où ils ont pris connaissance de l’attentat sur le World Trade center à New York. Dans le cas d’une émotion très intense, l’amygdale, un groupe de neurones en forme d’amande, vient rendre plus excitable l’hippocampe par rapport auquel il est situé en avant. Dans ce cas, une seule occurrence de l’événement ou de sa remémoration suffit à le mémoriser à long terme. Ce phénomène, découvert par Gal Richter-Levin [9] de l’Université de Haïfa en Israël, est appelé « marquage émotionnel ». Ainsi, nous nous souvenons de ce qui nous émeut. Mais cette fonction a également une contrepartie, en cas d’attentat ou accident : c’est le fameux syndrome de stress post-traumatique. Dans ce cas, des souvenirs de l’événement reviennent de façon intrusive, provoquant une grande souffrance.
Pour en savoir plus : trois enregistrements en parallèle dans notre mémoire
Ainsi, Norman White et Robert McDonald ont montré en 2002 que nous avions trois systèmes de mémoire qui travaillent en parallèle et enregistrent chacun un aspect de la situation :
* La mémoire relationnelle, qui correspond à la mémoire épisodique et permet de relier des stimuli distincts. Elle est dirigée par l’hippocampe.
* La mémoire émotionnelle, qui associe un stimulus à une émotion positive ou négative (par exemple les réflexes conditionnels de Ivan Pavlov). Elle est contrôlée par l’amygdale.
* La mémoire procédurale, qui associe un stimulus à une réponse motrice (apprentissage par la répétition d’un geste). Il fait intervenir le striatum. Nous regarderons plus en détail la mémoire procédurale un peu plus loin.
Ces trois mémoires utilisent les mémoires sensorielles et la mémoire sémantique, pour conserver nos souvenirs à long terme. Pour que le tableau soit complet, il faut y ajouter la mémoire de travail, que nous allons voir ensuite et qui manipule de façon temporaire les informations qui sont nécessaires à nos fonctions cognitives.
La mémoire procédurale
Si nous sommes confrontés une nouvelle fois à une information similaire, il se produit un phénomène d’amorçage : nous traiterons cette information plus facilement et plus rapidement que la première fois. Cela est vrai même si nous ne souvenons pas explicitement de la première fois où nous avons vu ou entendu l’information. En cela, l’amorçage est considéré comme un phénomène de mémoire implicite.
La distinction entre mémoire implicite et mémoire explicite a été proposée par Daniel Schacter en 1987 : « la mémoire d’un événement récent peut s’exprimer explicitement comme un souvenir conscient, ou implicitement en facilitant les tests de performance sans souvenir. » Il apparaît que ces deux mémoires font appel à des systèmes cérébraux différents.
La mémoire implicite recouvre à peu près la mémoire à long terme des savoir-faire : la mémoire procédurale. Elle permet l’acquisition de compétences motrices comme faire du vélo ou pratiquer un sport [10]. Cette mémoire est très fiable et conserve les souvenirs pendant des années (il est possible de refaire très rapidement du vélo même après des années d’interruption), mais sa formation est lente et progressive. Il faut de nombreuses répétitions pour apprendre un savoir-faire.
La mémoire procédurale n’est pas toujours facile à verbaliser mais elle peut être utilisée sans avoir besoin de rechercher consciemment les souvenirs. Elle dépend d’autres circuits que la mémoire déclarative et peut travailler indépendamment, elle fait intervenir en particulier le cervelet et le striatum [11].
La mémoire de travail
La mémoire à court terme a été modélisée (sous le nom de « mémoire de travail ») en 1974 par Alan Baddeley et Graham Hitch sous la forme d’un administrateur central et de deux sous-systèmes [12] auquel Baddeley a ajouté un troisième sous-système, la mémoire tampon épisodique, en 2000 [13]. Notre mémoire à court terme est activée lorsque nous prêtons attention à un stimulus enregistré dans notre mémoire sensorielle.
L’élément central est appelé « administrateur central ». Il s’occupe à la fois de focaliser notre attention ou au contraire de l’inhiber, de rassembler les informations depuis des sources multiples pour former des épisodes cohérents, de passer d’une tâche ou d’une stratégie de recherche à une autre et enfin de coordonner les trois sous-systèmes qui fonctionnent en parallèle. Des travaux récents semblent montrer que « l’administrateur central » est plus distribué qu’on ne le croyait avec des éléments autonomes qui peuvent être endommagés ou épargnés séparément en cas de lésions cérébrales [14].
Plusieurs éléments nous permettent de mettre en évidence l’existence d’une mémoire à court terme [15], parmi lesquels :
* Nous nous rappelons mieux les derniers éléments d’une liste à court terme (« effet de récence »). Ainsi lorsque l’on présente une liste de mots et que l’on demande au sujet de donner les mots dont il se souvient dans l’ordre où il le souhaite, ce sont les premiers et les derniers éléments de la liste qui sont le plus souvent donnés lorsque le rappel à lieu immédiatement mais après 15 ou 30 secondes, ce sont seulement les premiers éléments de la liste qui ont le plus de chances d’être redonnés.
* De plus, la façon de nous souvenir est également différente entre nos mémoires à long terme et notre mémoire à court terme (codage de la MCT) : nous rappelons plus difficilement à court terme des listes de mots différents mais dont la prononciation est proche (latte, lape, rap, patte, pape) alors que nous aurons plutôt du mal à nous souvenir à long terme des listes de mots différents mais dont le sens est proche (grand, long, immense, allongé…).
On observe également cliniquement une dissociation entre la mémoire à court terme et la mémoire à long terme : une lésion cérébrale, qui endommage sévèrement la mémoire à court terme, n’empêche pas cependant un apprentissage à long terme [16]. L’inverse est également vrai [17]. La théorie de la mémoire de travail à long terme [18], pour sa part, considère que la mémoire de travail est la partie activée de la mémoire à long terme.
Des expériences cliniques ont montré que nous sommes capables de faire deux choses à la fois : traiter des mots et traiter des images. Cela est dû à deux sous-systèmes distincts de notre mémoire à court terme : se répéter des mots et traiter des images. Il faut y ajouter un troisième sous système qui travaille en parallèle pour traiter les éléments qui étaient stockés dans notre mémoire à long terme. Ces trois sous-systèmes, contrôlés par l’administrateur central, disposent de leurs propres limites :
* La boucle phonologique permet de se répéter des informations dans notre tête (de façon « subvocale »). Elle sait conserver trois éléments. Ainsi, nous retenons facilement à court terme un ensemble de trois nombres. Mais il est plus difficile de retenir nos numéros de téléphone français à 10 chiffres regroupés sous forme de cinq nombres (bien que le premier nombre est plus facile à retenir quand on connaît la région associée, il reste une série de quatre nombres). Une astuce prenant en compte notre compréhension de la boucle phonologique consiste à mémoriser les téléphones sous la forme d’un zéro suivi de trois nombres de trois chiffres. De même, lors d’une présentation ou d’un discours, il est bien plus efficace de se concentrer sur trois idées à présenter pour que le public puisse les retenir.
* Le calepin visuo-spatial encode les images que nous voyons et nous permet par exemple d’en retrouver ensuite le nombre de fenêtre d’une maison (à condition que ce nombre soit limité, sinon nous devons les compter et donc utiliser des nombres et notre boucle phonologique). Nous sommes capables de conserver entre cinq et neuf éléments différents (« empan mnésique » d’une valeur de 7 +/-2) [19]. Bien que les travaux de Miller sur le sujet aient été faits au début avec des nombres et des mots, ce sont les événements qui sont concernés ici.
* La « mémoire tampon épisodique », ajoutée plus récemment dans le modèle, permet de former un ensemble intégrant les informations visuelles, les informations verbales et le temps pour se souvenir, par exemple, d’une histoire ou d’une scène de cinéma. Il semble que le tampon épisodique ait également un lien avec les mémoires à long terme perceptives, sémantiques et épisodiques [20].
La capacité à nous souvenir nous permet également d’anticiper. L’IRM a permis de montrer que le rappel du passé et la projection dans l’avenir font appel aux mêmes zones du cerveau [21].
Selon la théorie de la reconsolidation, nos souvenirs deviennent de nouveau fragiles lorsque nous les réactivons dans notre mémoire à court terme. Ils peuvent être alors effacés ou modifiés. Ils doivent ensuite est « reconsolidés ».
Cette hypothèse a été renforcée par une expérience récente où on observe chez des femmes de 65 ans une activité de l’hippocampe (impliqué dans la mémoire épisodique et dans le processus de (re)consolidation) lors du rappel d’épisodes anciens de la vie, collectés grâce à la complicité du conjoint [22].
Différents modèles pour la mémoire
Comme nous venons de le voir, il existe plusieurs systèmes de mémoire qui peuvent travailler indépendamment ou bien interagir entre eux.
Le modèle SPI [23] proposé par Endel Tulving [24] prend en compte cinq systèmes de mémoire classées du plus ancien au plus récent et considère que chacun d’eux nécessite l’intégrité des modèles précédents pour fonctionner [25] :
* La mémoire procédurale : notre mémoire des savoir-faire qui selon le modèle est le plus ancien. Elle n’implique pas de conscience de l’objet « système anoétique »
* Les mémoires perceptives (une par sens) que Tulving appelle le Système de Représentation Perceptive (SRP) qui n’implique pas non plus de prise de conscience de l’objet perçu
* La mémoire sémantique qui stocke nos représentations et nos connaissances générales et abstraites. Contrairement aux deux autres, elle nécessite une conscience de l’objet traité : « système noétique »
* La mémoire de travail ou mémoire à court terme que Tulving appelle mémoire primaire, permet le maintien temporaire et la manipulation de l’information. Elle nécessite également la conscience de l’objet traité
* la mémoire épisodique conserve le contexte et permet de situer un événement dans le temps et dans l’espace. Ce système implique une prise de conscience de l’objet mais également du sujet qui perçoit l’objet : « système auto-noétique »
Les deux mémoires à long terme sémantiques et épisodiques sont appelées également mémoire déclaratives car elles stockent des faits qui peuvent être discutés consciemment et facilement contrairement à la mémoire procédurale.
Le modèle SPI (Série, Parallèle et Indépendant) considère également :
* que l’encodage se fait en série (un système de mémoire après l’autre)
* que le stockage est en parallèle dans les différents systèmes (sauf peut être dans la mémoire épisodique qui ne stocke que les références)
* et que la récupération se fait de façon indépendante dans chaque système concerné.
En 2003, Francis Eustache et Béatrice Desgranges reprennent les cinq systèmes de mémoire et proposent Mnésis (Modèle Neo-Structural Inter-Systémique de la mémoire humaine), qui prend en compte les travaux récents des neurosciences.
Modèle Mnésis
Modèle Mnésis
Figure 1 : modèle Mnésis
Il existe d’autres approches différentes de la mémoire qui sortent de ce modèle de traitement de l’information décomposé en systèmes :
* La cognition située et distribuée considère que la mémoire, comme tous les autres processus cognitifs, sont des phénomènes collectifs qui résultent d’une activité coordonnée de différentes personnes et de différents éléments de l’environnement (par exemple, des instruments de mesure) .
* La conception en traces multiples considère que le sens n’est pas stocké dans la mémoire mais que chaque confrontation à un événement entraîne la création d’une trace mnésique. La confrontation à un même objet dans une large étendue de contextes différents permettrait d’extraire un sens qui serait recréé à chaque activation .
A retenir : Nos souvenirs ne sont pas la réalité
Comme nous l’avons vu, nos souvenirs se transforment un grand nombre de fois :
* Lors de l’acquisition par nos sens : la sensation perçue dépend à la fois des possibilités de nos sens et du point d’où nous observons ;
* Ensuite nous regroupons les éléments proches et les formes simples lors de l’étape perceptive ;
* Lors de l’étape cognitive, nous en faisons une représentation, fortement dépendante de notre culture que nous stockons ensuite dans notre mémoire sémantique ;
* Les événements uniques de notre mémoire épisodique vont ensuite se consolider dans nos mémoires perceptives (reviviscence) et sémantiques (sémantisation). Cette étape est fortement influencée par nos sentiments. Nos souvenirs à ce stade deviennent plus stables (consolidés)
* Lors du rappel de nos souvenirs dans notre mémoire de travail, ceux-ci redeviennent fragiles et doivent probablement être reconsolidés dans notre mémoire à long terme.
La mémoire procédurale, pour sa part, agit en parallèle et nous permet d’acquérir des compétences motrices grâce au phénomène d’amorçage qui nous rend un geste de plus en plus facile à réaliser.
Ces nombreuses modifications nous montrent à quel point les éléments mémorisés que nous utilisons peuvent être éloignés des phénomènes observés.
Notes
[1) L’approche constructiviste considère, à la suite de l’école de Copenhague en physique quantique au début du XXème siècle qu’il n’existe pas de réalité objective tant qu’elle n’a pas été observée.
[2] Aristote déjà distinguait la sensation qui se fait en présence des objets de la représentation qui permet de faire apparaître les objets au niveau de la conscience en leur absence. La pensée opère sur les représentations, non sur les sensations.
[3] Endel Tulvind, « Organisation of Memory: Quo vadis ? », In M.S. Gazzaniga (Ed), The cognitive neurosciences, Cambridge, Mass: MIT Press 1995 (pp. 839-847) .
[4] Voir : http://fr.wikipedia.org/wiki/Cerveau_dans_une_cuve
[5] David Marr, Vision, W. H. Freeman and Company, New York 1982
[6] François Ansermet et Pierre Magistretti, présentation au groupe Intelligence Collective de la Fing le 5 avril 2005 de leur livre « A chacun son cerveau : plasticité neuronale et inconscient », Odile Jacob, Paris décembre 2004
[7] Eleanor A. Maguire, David G. Gadian, Ingrid S. Johnsrude, Catriona D. Good, John Ashburner, Richard S. J. Frackowiak and Christopher D. Frith , « Navigation-related Structural Change in the Hippocampi of taxi drivers », Proceeding of the National Academy of Sciences, Vol 97, Issu 8, 4498-4403, 11 avril 2000
[8] Prix Ig Nobel de médecine 2003 « pour avoir présenté l’évidence que le cerveau des chauffeurs de taxis londoniens est plus développé que celui de leurs concitoyens » : http://www.improb.com/ig/ig-pastwinners.html#ig2003
[9] G. Richter-Levin, & L. Akirav, « Emotional tagging of memory formation – in the search of neural mechanisms », Brain research reviews, vol XLIII, n°3 2003
[10] http://fr.wikipedia.org/wiki/M%C3%A9moire_(psychologie
[11] Le striatum fait parti des ganglions de la base situés approximativement au milieu du cerveau et qui constituent avec le cortex cérébral et le thalamus, un circuit striato-thalamo-cortical qui joue un rôle très important dans la motricité volontaire mais également dans différentes fonctions cognitives telles que l’apprentissage ou la mémoire.
[12] A.D. Baddeley & G. Hitch Working memory. In G.H. Bower (Ed.), « The psychology of learning and motivation: Advances in research and theory » (Vol. 8, pp. 47--89). New York: Academic Press (1974)
[13] A.D. Baddeley « The episodic buffer: a new component of working memory? » Trends in Cognitive Science, 4, 417-423 (2000)
[14] Miyake, A., Friedman, N. P., Emerson, M. J., Witzki, A. H., Howerter, A., & Wager, T. D. « The unity and diversity of executive functions and their contributions to complex "frontal lobe" tasks: A latent variable analysis. » Cognitive Psychology, 41, 49-100. (2000)
[15] La mémoire à court terme : http://fr.wikipedia.org/wiki/M%C3%A9moire_%C3%A0_court_terme
[16] Shallice T, Warrington EK (1970) Independent functioning of verbal mem- ory stores: a neuropsychological study. Q J Exp Psychol 22:261–273
[17] Baddeley, A. D., & Warrington, E. K. « Amnesia and the distinction between long and short-term memory ». Journal of Verbal Learning and Verbal Behavior, (1970) 9, 176-189
[18] K. A. Ericsson & W. Kintsch, « Long-term working memory » Psychological Review, 1995 n°102, pp 211-245.
[19] Georges A. Miller, « The Magical Number Seven, Plus or Minus 2: some limits on our Capacity for Processing Information » The psychological review, 1956, vol. 3 pp 81-97 - http://www.musanim.com/miller1956/
[20] Source Wikipédia - http://en.wikipedia.org/wiki/Baddeley's_model_of_working_memory
[21] K. K. Szpunar et al., « Neural substrates of envisionning the future », PNAS, vol CIV, n°5, 2007
[22] A. Viard et al., « Hippocampal activation for autobiographical memories over the entire lifetime in heathly aged subjects: an fRMI study », Cereb Cortex, janvier 2007
[23] Voir l’article de Wikipédia : http://fr.wikipedia.org/wiki/M%C3%A9moire_(psychologie)#Mod.C3.A8le_SPI_de_Tulving
[24] E. Tulving, « Organiszation of Memory : Quo vadis ? », in M. S. Gazzaniga (dir.), The cognitives neurosciences, MIT Press 1995, pp839-847
[25] Même si nous avons vu précédemment (voir la note 145) que certaines lésions à long terme n’empêchaient pas une mémoire à court terme.
[26] Eustache, F. & Desgranges, B. (2003). Concepts et modèles en neuropsychologie de la mémoire : entre théorie et pratique clinique. In T. Meulemans et al. (Eds.), Evaluation et prise en charge des troubles de mémoire. Marseille : Solal. – voir une présentation sur : Francis Eustache, les conceptions multisystème de la mémoire : http://ist.inserm.fr/basisateliers/atel142/142Eustache.html
[27] Edwin Hutchin, « Cognition in the Wild », MIT Press, Cambridge MA 1996
[28] R. Versace, B. Nevers & C. Padoran, « la mémoire dans tous ses états », Solal, Marseille 2002