10 Décembre 2008
André Gagnon
MD, CRMCC, CSPQ (Psych) ; Psychanalyste, thérapeute familial ; Directeur clinique du programme d’Adopsychiatrie, C.H. Pierre-Janet ; Professeur agrégé de psychiatrie, Université d’Ottawa ; Professeur adjoint de psychiatrie, Université McGill.
L’amélioration continue de nos expertises pose un défi immense en sciences cliniques. Si l’Art clinique s’affine avec l’expérience, la Science avance aussi de son côté. À titre d’éducateur et de concepteur de projets éducatifs, on demeure perplexe devant l’écart entre les intérêts et les besoins réels de formation. Sans parler de la difficulté d’introduire de nouvelles connaissances, face aux chapelles de gens « qui savent mieux » ; ni, ce qui compte le plus, du défi de modifier les pratiques au bénéfice des patients, enjeu éthique immense et souvent mal perçu.
Voici une humble illustration, tirée de mon cheminement. Vers 1995, touché par la fréquence et la sévérité des situations traumatiques exposées dans ma pratique en Adopsychiatrie, j’étais à la recherche de nouvelles pistes pour en soulager les victimes. Psychiatre, analyste, thérapeute familial et systémique, formé en approche comportementale et cognitive, je pouvais certes saisir la souffrance, user de concepts sophistiqués, mais sans guère la réduire.
Notre équipe interprofessionnelle comptait des cliniciens chevronnés, qui aboutissaient au même constat d’impuissance. La pharmacothérapie aidait à peine. Thérapies cognitives, humanistes, systémiques, analytiques, individuelles, de groupe, l’hypnose aussi, avaient été tentées, avec des effets tout aussi mitigés.
Parmi les publications récentes, l’EMDR revenait souvent. Le livre de Francine Shapiro décrivait cette approche californienne, d’allure simple et promettant de grandes réussites : assez pour maintenir le scepticisme professionnel... Toutefois Bessel van der Kolk, grand spécialiste du post-traumatique en rapportait du bien. Un collègue du C.H. Pierre-Janet, le Docteur Richard Payeur, spécialiste en anxiété, m’apprenait l’avoir déjà utilisée, et justement aabusifs, ou au contraire trop indulgents, ces thérapeutes recourraient souvent avec succès à l’EMDR en courtes sessions individuvoir réglé les affres post-traumatiques d’une femme adulte violée, qui ne s’en remettait pas jusque là.
L’intérêt s’est muté en désir de l’intégrer à ma pratique suite à une rencontre scientifique avec le Docteur Harvey Armstrong de Toronto, promoteur des « Parents for Youth », un groupe dédié à soutenir ces parents aux prises avec des jeunes aux troubles de conduite si sévères qu’ils ont brûlé les systèmes sociaux, scolaires, psychiatriques et judiciaires. Pour appuyer ces parents au passé traumatique trop lourd, qui les laisse encore trop vulnérables à être
elles. Et même les troubles de conduite s’amendent ensuite.
Résolu, je me présente au séminaire de niveau 1. Un des meilleurs programmes auxquels j’ai pu assister. Précis, structuré, minuté même quoique ouvert aux échanges, combinant contenu théorique et sessions de pratique. Cela m’a révélé un modèle de formation qui a beaucoup influencé ma pratique professionnelle ultérieure en ce sens.
Armé de ces premières tentatives en EMDR et des lectures, je découvrais un cadre cognitif rehaussé, allié à cette curieuse pratique de mouvements oculaires. Cela induit un étrange tourbillon de pensées efficace, sur les autres et sur soi (car il y a pratique à partir de nos propres enjeux lors de la formation), provoquant une singulière série de souvenirs et d’associations libres très... libres.
En clinique, les cas surgissent, réfractaires aux efforts vigoureux de notre panoplie classique : hospitalisation(s), milieu-thérapie, interventions familiales et individuelles intenses, thérapies de groupe. Je pourrais maintenant vous mentionner le premier cas, le deuxième, puis les suivants.
Depuis, plusieurs autres ont pu en bénéficier : des éclopés après des accidents, des témoins de meurtre, des violences et des abus physiques, sexuels ou relationnels, aussi quelques anxieux. Ce furent parfois des dénouements spectaculaires, après les impasses cliniques vécues. Des reprises où les symptômes ont fondu tandis que la maturité s’installait, avec un véritable « working-through » accéléré. Des suivis prolongés ont prouvé plus qu’un soulagement, décrivant une évolution où l’intégration des autres efforts thérapeutiques s’avérait fructueuse, et une réduction des besoins futurs en santé mentale.
Les sessions sont pénibles, soulevant plein de souvenirs inattendus, lourds pour les sujets autant que pour les témoins. Car le récit est concis, cru et dru, direct. La méthode secoue les cerveaux des patients qui ressentent des étourdissements, une profonde fatigue, fréquemment des rêves ardents, des rappels de passages encryptés de leurs souvenirs, des sensations physiques aiguës.
Cela ramène à l’avant-plan la notion primordiale de confiance dans la relation thérapeutique, ainsi que la notion de sécurité « ici et maintenant ». Les sujets déterminent librement la scène à étudier, définissent eux-mêmes leur sensation prédominante (la cognition négative, je me sens...) et leur objectif au plan de ces sensations (cognition positive). Leur état est vérifié constamment, et la démarche permet étonnamment d’y associer des témoins.
Des proches qui soutiennent le sentiment de sécurité ; des professionnels aussi, malgré l’intimité extrême des scènes et situations explorées. Or les résultats furent puissants. Au point que l’EMDR méritait d’être vite noté par l’équipe d’Adopsychiatrie, certains collègues choisissant d’aller se former. Au point d’être noté par des résidents, des stagiaires. Suivirent des présentations au plan régional, des débats à l’université, des discussions dans notre division... entraînant de nouveaux adeptes de plusieurs professions, qui ajoutaient l’EMDR à leur arsenal très varié.
Pourtant, suite à ma question sur l’efficacité de l’EMDR lors d’un colloque, le très respecté Peter Fonagy n’a pu faire mieux que de ridiculiser les prétentions de cette cure aux mouvements oculaires. D’autres ont décrié ci et là cette nouvelle approche, ce qui a suscité au moins un regain des recherches face au syndrome de stress post-traumatique en plus de stimuler les cliniciens.
De nombreuses études détermineront les avantages et les limites de l’EMDR, et son mode de fonctionnement particulier. La recherche par imagerie et les neuro-sciences amèneront aussi des réponses susceptibles de confirmer les pistes du « Projet pour une Psychologie Scientifique » de Freud, et de tous ceux qui veulent comprendre et traiter les gens qui souffrent.
On tente actuellement de développer d’autres outils, pour l’apprentissage, pour la performance intellectuelle, artistique ou athlétique, pour les troubles mentaux, afin de rejoindre tous ces substrats neuro-sensoriels si peu sollicités par nos interventions encore trop particulièrement verbales.
Par leurs études récentes, les neurologues Damasio et Ledoux, comme Freud, ont mené la marche pour démontrer que souvent l’émotion dirige la raison, pas nécessairement l’inverse. Que notre habilité à percevoir entame notre capacité à raisonner, et à ce titre, nous sommes surtout une espèce primairement douée de sensations.
Que ce soit à partir des thérapies classiques, modernes ou contemporaines, des approches somatiques ou pharmacologiques, toutes ayant leurs limites, il est temps que l’on enseigne mieux à tous les intervenants comment intégrer leurs actions à travers divers modèles, diverses méthodes, s’adressant au monde représentationnel du jeune (ou de l’adulte), à son comportement, souvent en dialectique avec celui de sa famille ou de son entourage.
Alors les thérapeutes adoptent aussi des comportements, fréquemment plus en lien avec leur propre monde représentationnel (ou convictions), alors que l’on devrait surtout chercher à intervenir au point de changement le plus adéquat ou le plus accessible.
Pour certaines personnes, cela sera plutôt intra-psychique ; pour d’autres, axés sur des observations concrètes de l’agir ; sinon à ce niveau limbique, pré- ou in-conscient, ou carrément allumé par la pathologie incontrôlée.
Peut-on intégrer un tel modèle ouvert à plusieurs approches, dynamique face aux sujets, pour
y ajouter la suite annoncée ?
Explorateurs de l’ignorance, cliniciens appelés à affronter les défis les plus complexes, résistants aux interventions antérieures, on doit éthiquement et professionnellement à nos patients - du latin « ceux qui souffrent » - de prospecter prudemment mais continuellement d’autres avenues, présentes ou futures.
Références
AMERICAN PSYCHIATRIC ASSOCIATION, 2004, Practice Guideline for the Treatment of Patients with Acute Stress Disorder and Posttraumatic Stress Disorder, American Psychiatric Association Practice Guidelines, Arlington, VA.
BARROWCLIFF, A. L., GRAY, N. S., FREEMAN, T. C. A., MACCULLOCH, M. J., 2004, Eye-movements reduce the vividness, emotional valence and electrodermal arousal associated with negative autobiographical memories, Journal of Forensic Psychiatry and Psychology, 15, 325-345.
DAMASIO, A .R., 1994, Descartes’ Error. Emotions, Reasons and the Human Brain, GP Putnam’s Sons, New York. SHAPIRO, F., 2001, Eye Movement Desensitization and Reprocessing : Basic Principles, Protocols and Procedures, Guilford Press, New York, 2nd ed.